Chapitre 12
Le Marquis était un bar échangiste à tendance SM où les humains étaient en minorité. Pour nous fondre dans ce paysage où tout était permis, Tate, Dave et moi jouions le rôle d’un trio amoureux. Bones était quelque part à l’intérieur, mais je ne l’avais pas vu. J’avais déjà assez de mal à déguiser ma véritable identité, alors si j’étais arrivée à son bras, cela n’aurait fait que compliquer la situation.
Cela dit, nous n’étions pas là pour participer aux jeux coquins de l’établissement. Même si nous étions en guerre contre les morts-vivants – des morts-vivants très célèbres, pour être précise – j’avais toujours un travail à effectuer.
Après le fiasco de l’opération avec Belinda, Don ne m’avait toujours pas trouvé de remplaçante pour jouer le rôle de l’appât, et cette boîte avait été le théâtre de plusieurs disparitions. Même si j’avais de plus en plus de mal à jongler entre mon boulot et les bouleversements de ma vie personnelle, le travail n’attendait pas. Pas même pour une vampire de deux mille ans, toute fille de Cléopâtre soit-elle.
J’avais encore du mal à admettre cette histoire, mais Bones me rappela que les personnes dont on se souvenait des centaines voire des milliers d’années après leur mort avaient forcément dû laisser une impression indélébile sur leurs contemporains. Vu sous cet angle, il n’y avait rien de surprenant à ce que certains notables de l’Histoire – ou leurs rejetons, comme Patra – aient été transformés par un vampire ou une goule. Mais Mencheres ne s’était pas contenté de transformer Patra, il l’avait également épousée quelques années après en avoir fait une vampire. C’est ce qui s’appelait un mariage sur un coup de tête, chez les morts-vivants. Pire encore pour lui, s’il ne pouvait se résoudre à tuer la femme dont il était séparé, cette dernière ne s’encombrait pas des mêmes scrupules à son égard.
Pour me fondre dans la foule du Marquis, j’avais choisi une allure radicale. Je m’étais fait des mèches noires, et ma « tenue » évoquait à la fois Le Dernier Tango à Paris et American Chopper[6].
Au-dessus de la taille, je ne portais que deux cercles en cuir noir autour des seins reliés entre eux par de fines chaînes métalliques. Un string en cuir noir formait la moitié inférieure de mon accoutrement, et les chaînes qui pendaient à ma taille faisaient office de jupe, version psychédélique. Des bas à rebord de cuir, garnis de piquants et montant jusqu’à mi-cuisse complétaient mon déguisement, ainsi que des chaussures à talons en argent massif. Idéales pour abreuver un vampire de coups de pied. Je n’avais pas lésiné sur le noir autour des yeux, ce qui me donnait l’allure d’un raton laveur monté sur deux pattes. Si l’on ajoutait à cela les nombreuses chaînes entortillées autour de mes bras, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il me tarde que la soirée se termine.
Dave et Tate étaient habillés dans un style tout aussi agressif, mélange de cuir noir, de chaînes et de fouets. Soit l’équipe de Don disposait d’un large choix de costumes pour parer à toutes les situations imaginables, soit l’un des costumiers avait une vie privée franchement inavouable.
On nous fouilla à l’entrée pour vérifier que nous ne portions pas d’armes, à part nos chaînes décoratives. Comme à l’accoutumée, les videurs ne prêtèrent aucune attention à mes chaussures en argent. Une arme ne passe jamais plus facilement inaperçue que lorsqu’elle n’est pas camouflée. On me laissa entrer avec Tate et Dave sans que personne se doute de rien. La fête allait pouvoir commencer !
Nous étudiâmes l’intérieur de la boîte. Malgré mon expérience de ce genre d’endroit, le spectacle qui s’offrit à mes yeux me laissa sans voix.
Des couples se promenaient en se tenant en laisse, comme des chiens. Une personne sur deux avait un fouet. En dépit de ma tenue, je ne me sentais franchement pas à ma place. Devant nous, une dispute conjugale éclata. L’homme gifla sa fiancée si fort que du sang perla sur sa lèvre. J’allais me porter à son secours lorsque je l’entendis gémir de plaisir et quémander un autre coup.
Beurk. Mais après tout, à quoi est-ce que je m’attendais ? C’était une boîte SM, pas un thé dansant.
Ce n’est que lorsque je posai les yeux sur la piste de danse que je faillis réellement trahir ma couverture. Outre les coups, qui semblaient faire partie de la norme, certains humains et leurs compagnons morts-vivants donnaient un nouveau sens à l’expression dirty dancing.
— Waouh, murmura Tate. Ils baisent en plein milieu de la piste.
— J’ai vu, dis-je d’un ton agacé.
Dave m’adressa un sourire en coin.
— Juan doit avoir les boules d’être coincé dans le van. S’il était avec nous, il aurait poussé la vraisemblance jusqu’au bout et se serait déjà mis à poil.
La remarque de Dave parvint à me détendre et je laissai échapper un rire.
— Tu l’as dit. Bon, c’est le moment de plonger, les gars, mais gardez vos crayons dans leurs trousses. On est ici pour travailler.
Pendant la demi-heure qui suivit, nous nous trémoussâmes tout en surveillant la salle. Jusque-là, il ne se passait rien de bizarre, du moins compte tenu des critères de l’endroit.
Je sentis un bourdonnement de puissance près de moi. Bones m’était désormais si familier que je pouvais le repérer à sa seule aura. Aussi nonchalamment que possible, je regardai par-dessus l’épaule de Dave pour le localiser. J’écarquillai les yeux lorsque je l’aperçus.
Bones était torse nu, et ses muscles virils ressortaient sous sa peau cristalline au rythme de ses mouvements. Nom d’un chien, quand avait-il trouvé le temps de se faire percer les tétons ? Les boucles devaient être en argent ; c’était le seul métal que le corps d’un vampire ne repoussait pas de façon naturelle. Il lui aurait fallu fournir un effort de volonté pour le rejeter, ce que Bones, de toute évidence, ne faisait pas. Ces cercles d’argent brillants attiraient les regards sur sa poitrine sculpturale. Il me fallut une minute pour remarquer son pantalon, et j’en restai bouche bée.
— Danse, Cat, murmura Dave.
Je recommençai à bouger tout en continuant à regarder par-dessus l’épaule de Dave. Le pantalon de Bones était entièrement fait de fines chaînes métalliques reliées les unes aux autres. Sa peau apparaissait entre les fentes lorsqu’il bougeait, et tout le monde pouvait voir qu’il ne portait pas de sous-vêtements. Il croisa mon regard et sourit de toutes ses dents en passant lentement sa langue sur ses lèvres, ce qui me permit de remarquer qu’il ne s’était pas fait percer que les tétons.
Je commençais juste à m’échauffer en pensant à l’effet que me ferait le clou planté dans sa langue lorsqu’une brune se fraya un chemin dans la foule pour venir se planter devant Bones, l’air à la fois surprise et ravie.
— J’y crois pas, c’est bien toi ? Tu te souviens de moi ? Fresno, à la fin des années 1980. Bien sûr, j’étais encore humaine à l’époque. J’ai bien failli ne pas te reconnaître avec tes cheveux noirs, tu étais blond en ce temps-là…
Bones la gratifia d’un regard particulièrement glacial, mais elle continua sans en tenir compte.
— … déjà venu ? Moi j’y passe ma vie, je peux te faire entrer dans la salle privée, si tu veux.
Bones perdit subitement son air agacé et lui sourit d’un air chaleureux.
— Priscilla, c’est bien ça ? Bien sûr que je me souviens de toi, ma beauté. Salle privée, disais-tu ? Montre-moi ça.
Bones la laissa l’entraîner sur le côté. Tate les regardait, une moue de dégoût sur les lèvres.
— Tu n’en as pas marre ? Que la moitié des femmes qu’il rencontre aient couché avec lui ?
J’ignorai sa remarque pour me concentrer sur Bones et Priscilla. Bones lui disait que j’étais au menu de la soirée, si la salle privée était assez discrète pour qu’on y mange.
— Parfaitement discrète, disait Priscilla en caressant le corps de Bones. J’ai très envie qu’on baise maintenant que je suis une vampire. C’était déjà formidable avant, mais maintenant ce sera encore mieux…
Je grinçai des dents. Tate se contenta d’un soupir entendu.
Puis Priscilla saisit la tête de Bones et colla sa bouche sur la sienne. Je savais qu’il valait mieux que je détourne les yeux, mais j’en étais incapable. Je ne pouvais pas davantage m’élancer à travers la piste de danse pour réduire cette bimbo en charpie, même si c’était présentement mon désir le plus cher. Autant décliner mon identité dans un mégaphone. Je regardai donc Bones l’embrasser en serrant les poings si fort que je plantai mes ongles dans mes paumes. Ce n’est pas pour de vrai, il joue la comédie tout comme toi quand tu joues les appâts en mission, me rappelai-je.
Mais la douleur qui m’étreignait le cœur était bien réelle. Je me demandai ce que Bones ressentait quand la situation était inversée et que c’était moi qui me faisais tripoter par d’autres hommes. Au moins saisit-il la main de Priscilla quand cette traînée la posa sur son entrejambe.
— Bientôt, mon poussin, quand j’aurai mangé, lui dit Bones dans un ronronnement sensuel. Je n’ai pas envie d’avoir autre chose en tête, tu comprends ?
Bones la dirigea vers notre petit groupe.
— Voici Williams, fit-il en désignant d’un signe de tête Dave, que je tenais toujours dans mes bras. Les noms des autres n’ont aucun intérêt, conclut-il en parlant de Tate et de moi.
Priscilla passa un doigt sur sa poitrine.
— Et toi, comment tu t’appelles ? Tu ne me l’as jamais dit.
Il porta sa main à ses lèvres.
— Je te le dirai après.
Je me crispai de nouveau, mais je me tus.
— Suivez-moi, dit Priscilla. C’est par là.
Son passé dissolu nous sert enfin à quelque chose, pensai-je sans enthousiasme alors que nous approchions de l’entrée de la pièce cachée. Nous aurions eu du mal à la trouver par nous-mêmes.
Elle était camouflée sous une partie du bar inutilisée dans le coin le plus éloigné de la salle. Il fallait passer derrière le comptoir puis soulever les rayonnages factices pour révéler l’escalier. Les marches descendaient, le brouhaha des fêtards et de la musique couvrant les sons en provenance du sous-sol. J’entendis des bruits sourds qui émanaient de la pièce au bout de l’étroit passage, tantôt plus forts tantôt plus ténus alors que nous approchions.
— Bienvenue, dit Priscilla dans un sourire en ouvrant la porte, au véritable Marquis.
La pièce n’était pas grande, mais elle débordait de toute sorte de matériel surnaturel. Des chaînes pendaient au mur, agrémentées de menottes maculées de sang. Nous passâmes devant des tables dont je préférais ne pas connaître l’emploi, truffées de lanières et de boucles visiblement très usées. Une roue ? Je ne voulais même pas essayer de deviner à quoi elle était destinée.
Les bruits sourds que nous avions entendus étaient en réalité des coups de fouet. Un homme et une femme étaient attachés à l’un des poteaux soudés, tournant le dos à leur bourreau, leurs fronts percutant le poteau à chaque coup. De toute évidence, ils ne prenaient aucun plaisir à cette punition.
Le père Fouettard interrompit son staccato cinglant pour nous regarder. C’était un vampire, d’environ deux cents ans à en juger par son aura.
— Qu’est-ce que tu m’amènes là, Priscilla ?
Un autre vampire était allongé sur un canapé attenant et buvait au cou d’une femme évanouie installée sur ses genoux.
— Des invités, Anré, dit-elle.
Il posa ses yeux couleur cerise sur moi.
— Je la prends. Ce sera un plaisir de marquer sa peau immaculée.
Ensuite, il étudia Bones.
— Ta tête me dit quelque chose… On se connaît ?
Bones lui adressa un sourire froid.
— Pas officiellement, mais on s’est croisés à Londres, vers l’année 1890, alors que je cherchais un type du nom de Renard. Ça te revient ? J’ai pris sa tête, mais je t’ai laissé le reste de son cadavre.
Anré abaissa son fouet. L’expression de son visage indiquait qu’il se souvenait de Bones, et il jeta un regard rempli de hargne à Priscilla.
— Espèce d’idiote, tu sais de qui il s’agit ?
Priscilla regarda Bones d’un air perdu. Ce moment d’inattention me donna l’occasion – et la grande satisfaction – de la faire tomber et de lui planter mon talon en argent en plein cœur.
— Elle m’a gonflée pour la dernière fois, dis-je à la cantonade.
Le vampire sur le canapé observa cet échange avec inquiétude et se figea, ses crocs plantés dans le cou de sa victime. Je bondis sur lui, lui arrachai la fille des mains et la lançai à Dave, puis je lui donnai un violent coup de tête qui l’étourdit un court instant. Il ne m’en fallut pas plus pour enfoncer mon talon dans son cœur et lui perforer le dos.
Anré commença à reculer, même s’il n’avait nulle part où battre en retraite. Tate et Dave étaient derrière lui, Bones et moi nous tenions devant.
— Pitié, ne me tuez pas, je ne vous ai rien fait, pleurnicha-t-il.
— Bon sang, un peu de dignité. Tu fais honte à notre race, le réprimanda Bones.
— Occupe-toi de ces deux malheureux, ordonnai-je à Tate.
Il s’approcha des victimes attachées au poteau, s’entailla la paume de la main et la colla contre leurs bouches. Très vite, les marques de fouet disparurent. Puis il les détacha et les éloigna des cadavres.
Anré tendit la main vers Bones.
— Tu n’as aucune raison de me faire du mal. Tu veux les humains ? Ils sont à toi.
Je secouai la tête. Les brutes épaisses étaient décidément toujours d’incroyables peureux.
— Tu as peur de lui, mais c’est de moi que tu devrais t’inquiéter.
Je ramassai l’un de ses fouets et le fis claquer pour illustrer ce que je venais de dire. Bones avait pensé que je ne supporterais pas d’assister aux mauvais traitements qu’il avait réservés à Max, mais je voulais lui prouver que je n’étais pas du genre à me défiler devant le sale boulot.
— Donne-moi les noms de tes camaradés de jeu, Anré. Si tu refuses, eh bien… la pièce ne manque pas de jouets intéressants. Tu les as essayés sur toi récemment ?
Une heure plus tard, j’étais en possession d’un nom : Slash. Il était quelque part dans la boîte, à la recherche d’un dîner potentiel. Étant donné le vacarme que faisait la musique, j’étais à peu près sûre qu’il ne savait pas ce qui était arrivé à Anré.
Je me frayai un passage parmi les danseurs à la recherche d’un homme avec un dragon tatoué le long de la mâchoire. En chemin, je fus percutée, secouée et même giflée par une femme un peu trop zélée dont le partenaire s’était détourné au dernier moment. Au lieu de s’excuser, elle se contenta de me jeter un regard furieux.
— Ce n’était pas pour toi, me dit-elle avec hargne.
— Dans ce cas permets-moi de te le rendre, répondis-je en lui retournant une claque musclée.
Franchement, ça l’aurait défrisée de dire pardon ?
Quelqu’un me saisit par-derrière. Des mains froides passèrent sans douceur sur mes seins. Je me raidis mais me retins de flanquer un coup de coude dans les côtes de l’inconnu. Pour l’instant.
— Je suis mieux vue de devant, ronronnai-je, jouant à la perfection les garces adeptes du bondage.
Je sentis ensuite ma tête partir en arrière, si violemment que des mèches de mes cheveux restèrent dans les mains du quidam. Je serrai les dents. Il valait mieux que ce soit Slash, sinon ce crétin allait se faire méchamment secouer les cloches.
L’inconnu lâcha mon sein pour faire glisser sa main froide jusqu’à mon ventre… puis plus bas. Bon, assez joué les filles dociles.
Je me retournai précipitamment, perdant quelques mèches supplémentaires au passage, et lançai mon genou vers le haut. Grand, Ténébreux et Dépravé, ne portait aucun tatouage de dragon argenté. Je le repoussai au milieu de la masse virevoltante des fêtards qui nous entourait.
— J’ai dit que j’étais mieux vue de devant.
Les danseurs qui étaient assez près pour assister à la scène éclatèrent de rire. Je jetai à Grand, Ténébreux et Dépravé un dernier regard furieux avant de repartir à la recherche de Slash. Il était forcément là, il fallait que je le trouve. Je n’avais aucune envie de revenir le lendemain. D’ailleurs, je souhaitais même du fond du cœur ne jamais avoir à remettre les pieds dans cette boîte.
Soudain je sentis deux mains froides glisser le long de ma taille et me tirer en arrière. Me retrouvant plaquée contre une poitrine rigide, je serrai les poings, m’apprêtant à envoyer un coup, lorsque je vis une chose du coin de l’œil qui m’arrêta dans mon élan. Étaient-ce bien des écailles tatouées sur le côté du visage de mon nouveau Roméo ?
Je me retournai… et souris.
— Tu es à croquer, mon mignon.
L’homme sourit à son tour, ce qui eut pour effet d’allonger la queue de dragon qui courait de sa mâchoire au coin de sa bouche.
— C’est marrant que tu dises ça. Je pensais exactement la même chose de toi.
Nous commençâmes à danser. Slash était à peu près de ma taille, et il tirait autant que possible profit de l’alignement de nos corps. Je le laissai faire pendant quelques minutes. Jusqu’à ce qu’il baisse la fermeture éclair de son pantalon en cuir et qu’il sorte son oiseau.
— Waouh, dis-je en me tortillant pour m’éloigner de lui alors qu’il cherchait un nid pour accueillir son ami turgescent. Il n’y a pas un coin où on pourrait être… seuls ?
Slash baissa les yeux sur son sexe, comme s’il s’attendait à une protestation de ce dernier, puis il me prit par le bras.
— Suis-moi. Je connais l’endroit idéal.
Je vis avec soulagement que c’était vers le bar factice qu’il m’entraînait. S’il avait emprunté la direction opposée, ça aurait chauffé. Slash ne prit même pas la peine de ranger son outil dans son pantalon. Il restait dressé devant lui, comme pour nous indiquer le chemin.
— Oh, c’est trop marrant, dis-je lorsqu’il souleva le faux comptoir et fit apparaître l’escalier caché.
Slash me prit la main et me colla presque contre lui. L’étroitesse du passage rendit la descente très inconfortable. Petite note : prendre une douche dès que j’en ai l’occasion.
— Je crois que tu vas avoir une surprise, dit-il en ouvrant la porte, puis il s’arrêta net. Qu’est-ce que… ?
Je le poussai de toutes mes forces à l’intérieur. Slash s’étala par terre et ne s’arrêta que devant le sordide poteau, auquel le corps pour le moins ensanglanté d’Anré était désormais menotté.
Je fermai la porte derrière moi. Bones se dirigea vers Slash, haussa un sourcil à la vue de son sexe dressé qui commençait déjà à perdre de sa superbe, puis il lui décocha un sourire glacial.
— Non, mon pote, je crois que c’est toi qui vas avoir une surprise.
— Si on arrive à quitter discrètement les lieux, je pense que ce ne sera pas la peine d’appeler l’équipe, dit Tate en empilant le cadavre de Slash sur celui d’Anré.
Priscilla et l’autre vampire anonyme étaient entreposés juste à côté.
— Sortir par-derrière, la queue entre les jambes ? ironisa Bones. La peur est une force de dissuasion très puissante. Si on se sauve comme des voleurs, rien n’empêchera d’autres vampires de recommencer le même manège dans cette boîte.
Je réfléchis à cet argument. La plupart de nos missions se déroulaient dans la plus grande discrétion. Nous anéantissions les méchants (ou méchantes !) vampires, nous nous emparions des preuves (en d’autres termes, des cadavres) et nous disparaissions. Peut-être était-il temps de revoir cette stratégie. Bones avait raison lorsqu’il disait que la peur était une excellente force de dissuasion. C’était d’ailleurs la tactique dont Patra se servait contré nous. Peut-être devions-nous insister nous aussi sur le fait que nous étions prêts à nous salir les mains.
Je regardai Dave. Il m’adressa un hochement de tête quasiment imperceptible. Tate, en revanche, était furieux.
— Brillante idée, le Gardien de la Crypte. Tu veux qu’on rapporte leurs têtes comme souvenirs et qu’on tire la langue à tous les monstres qui rôdent là-dehors en disant « c’est bien fait pour eux » ? Tu dérailles !
— Espèce. De. Lâche.
Bones avait pris soin d’articuler chaque mot. Tate grogna, et je lui fis un croche-pied alors qu’il se dirigeait vers Bones.
— Tu dois avoir glissé, parce que je suis sûre que tu n’allais rien faire du tout, n’est-ce pas ?
Tate leva un regard furieux vers moi, puis il dut lire dans mes yeux les conséquences auxquelles il s’exposerait s’il allait jusqu’au bout de son intention, car sa colère disparut.
— C’est toi le chef, Cat. Qu’est-ce que tu décides ?
Bizarrement, ce fut ma mésaventure avec Grand, Ténébreux et Dépravé qui fit pencher la balance. Les gens qui nous entouraient, humains ou autres, s’étaient contentés de rire. Aucun d’entre eux n’avait levé le petit doigt pour m’aider à le remettre à sa place.
— On lance un avertissement et on exhibe les preuves. Ta suggestion était la bonne, Tate : les têtes vont nous servir d’accessoires.
— À toutes les unités, tenez-vous prêtes, dit Tate dans sa radio.
Je notai au passage son ton à la fois exaspéré et résigné.
Nous montâmes les marches à la queue leu leu, Bones en tête, moi ensuite, puis Tate, Dave et notre couple rescapé, qui n’avait pas dit grand-chose au cours de la soirée. Une fois hors du passage secret, Bones me souleva pour m’aider à monter sur le comptoir du faux bar, car j’avais les mains prises, puis il émit un puissant sifflement qui couvrit le vacarme de la musique.
— Arrête ce boucan ! aboya-t-il en jetant un regard menaçant au vampire interloqué qui se trouvait dans ce qui devait être la cabine du DJ.
Les pulsations de la musique techno s’évanouirent. Il y eut des cris de protestation mais qui cessèrent dès que les gens me virent. On pouvait dire que je ne passais pas inaperçue, perchée sur un bar, deux têtes coupées dans chaque main.
— Je serai brève, afin que vous puissiez vite retourner à vos petits jeux. Je suis la Faucheuse rousse, et ces quatre-là (je soulevai les têtes pour que tout le monde les voie bien) sont allés trop loin en tuant des humains. Si cela se reproduit ici, je reviendrai.
Deux cents paires d’yeux étaient braquées sur nous, et la plupart n’appartenaient pas à des humains. Je me crispai intérieurement. Qui savait comment cela allait se terminer ? Les choses pouvaient rapidement très mal tourner.
Bones tendit la main pour m’aider à descendre. Je lâchai mes trophées morbides pour la saisir.
Peut-être quelques personnes l’avaient-elles reconnu, ou elles avaient deviné qui il était. Ou bien ce n’était que de l’apathie. Quoi qu’il en soit, un par un, les humains comme les morts-vivants reculèrent pour nous laisser un passage entre le bar et la porte. Nous nous dirigeâmes tous vers la sortie sans être importunés.
— Complètement dingue, maugréa Tate lorsque nous arrivâmes sur le parking.
— C’est simplement la preuve que tu as encore énormément de choses à apprendre, répondit Bones.